Béatrice Nazarian: «Les Arméniens dans la Résistance intérieure française 1940-1944»

Conférence scientifique internationale
«La Grande Victoire et les falsifications de l’histoire»
Erévan, Arménie,
19 mai 2022

Ils étaient nombreux, presque tous apatrides (sans passeport ni droits) et, pour certains, résistants de la première heure. Ils adhéraient à la civilisation française et à l’idéal qu’elle porte, au-delà de la simple reconnaissance.

Notons que la résistance active n’a rassemblé que 2 à 3% de la population française.

Les archives permettent de retracer avec précision le parcours de certains d’entre eux, très fortement engagés dans la lutte contre l’occupant nazi et activement recherchés par la police de Vichy, internés, libérés, réincarnés, trahis, exécutés ou réchappés grâce à leurs amis de « l’ombre » (la famille Aznavourain et d’autres).

 

Missak Manouchian, apatride (Empire ottoman 1906 – fusillé au Fort du Mont Valérien 1944), résistant, commandant militaire des quatre unités et trois commandos la MOI (Main d’Oeuvre étrangère Immigrée) intégrée aux FTP (Francs-Tireurs et Partisans), dans l’action depuis le Front Populaire, interné à plusieurs reprises.

Mélinée Sukémian-Manouchian, apatride (Constantinople 1913 – Paris 1989), résistante, agent de liaison, actions de propagande en direction du Travail obligatoire allemand du 3e Reich sous le commandement d’Arthur London, échappe aux rafles en se réfugiant chez les Aznavourian.

Tous deux appartiennent, en autre, à la section française du Comité de secours pour l’Arménie.

Dans une interview après la guerre, Mélinée dira ceci: « Missak et moi étions deux orphelins du Génocide. Nous n’étions pas poursuivis par les nazis. Nous aurions pu rester cachés mais nous ne pouvions rester insensibles à tous ces meurtres, ces déportations de Juifs par les Allemands car, je voyais la main de cesmêmes Allemands qui encadraient l’armée turque lors du Génocide arménien ».

Arsène Tchakarian, apatride (Bürsa 1916 – Ivry-France 2018)

1937: service militaire en France (artillerie lourde); 1939-1940: combat dans les Ardennes et la Meuse; juin1941: résistance armée; 1943 rejoint le Groupe dirigé par Manouchian; enregistré soldat-résistant à Londres; 1948: nommé sous-lieutenant de l’Armée française; Croix de combattant de guerre.

« Nous ne sommes pas des héros. Il ne faut pas croire que nous n’avions pas peur. Nous avons résisté parce que nous en avions la possibilité: pas de famille, pas de travail. Et parce que nous aimions la France. Elle nous avait adoptés. Mais il faut imaginer dans quel état nous étions. Pour ma part, je ne mangeais pas. Je n’arrivais pas à avaler, j’avais comme une boule dans la gorge. Je ne dormais pas non plus et si, par épuisement, je finissais par sombrer, je ne faisais que des cauchemars. A la fin de la guerre, je faisais 40kg ».

Arsène Tchakarian, un des jeunes « terroristes » de Manouchian.

Knar (Constantinople) et Mamigon Aznavourian (Géorgie), apatrides, ont caché pendant trois ans au péril de leur vie des Juifs (ce qui leur vaudra à titre posthume la médaille Raoul Wallenberg,  remise par le Président israélien Reuven Rivlin  à Charles Aznavour et sa soeur Aïda) et des arméniens dans leur modeste appartement parisien. Amis proche des Manouchian.

Arben Davtian (Empire tsariste, Azatachen 1895 – fusillé au Fort du Mont Valérien 1944)

Révolutionnaire et homme politique, résistant, rejoint Manouchian dans la section arménienne de combat des MOI.

Bénik Avetian/Mkrtchian, (Empire tsariste, Karaoundj – fusillé au Fort du Mont Valérien 1944)

Résistant, s’engage auprès de Manouchian dans la section arménienne de la MOI. Exécuté au Fort du Mont Valérien en même temps que les 23 du Groupe Manouchian. On possède peu d’éléments le concernant.

Hovanès Asrian (Nagorno-Karabagh 1920 – Arménie 1969)

Soldat de l’Armée soviétique, blessé, prisonnier des Allemands, 6 fois évadé de divers camps allemands, parvient à gagner Paris, trouve refuge à l’Eglise apostolique arménienne où on le soigne puis rejoint le Groupe Manouchian et y combat deux années d’affilée. Reconnaissant ses capacités, son commandant d’unité lui confie en 1943 la mission de remplacer le drapeau nazi qui flotte sur la Tour Eiffel par le drapeau français. Cette mission héroïque accomplie lui vaudra de recevoir des mains de Maurice Thorez la carte du Parti communiste français.

Tchardo Khatchatrian, commandant d’une unité de partisans.

Movsès Khatchatrian, son fils, impliqué dans la Résistance, journaliste au « Peuple », un des journaux de la communauté arménienne de France.

ET BIEN D’AUTRES ENCORE

Constitution du Groupe Manouchian

Après la capitulation de la France devant l’Allemagne nazie, Manouchian rassemble ses camarades du journal Zang et constitue un détachement international résistant composé d’Arméniens, de Juifs, de Polonais, d’Espagnols, de Roumains, de Hongrois et de trois Français. Constituant le groupe de la Main d’Oeuvre Immigrée (MOI) ils ont été intégrés aux Francs-Tireurs et Partisans (FTP) créés par le PCF à compter de fin 1941 et connus en tant que MOI-FTP. Ses participants étaient très déterminés car directement visés par le régime de Vichy étant des étrangers communistes dont une majorité de Juifs apatrides. Formés par des cadres du syndicat de la Main d’Oeuvre Immigrée, à l’initiative de l’Internationale Communiste (Komintern), ils ont conduit la guérilla dans les grandes villes de France contre l’occupant et ont joué un rôle primordial dans la réalisation des faits d’armes de la Résistance communiste.

Au plus fort des actions à Paris 65 à 100 personnes en font partie, regroupées en 4 détachements: «  à dominante nationale, le 4e étant spécialisé dans les déraillement de trains ».

Missak prend la tête de ce 4e groupe en tant que commissaire technique responsable de la section arménienne de la MOI (22 membres: 3 Français et 20 étrangers) puis commissaire militaire de la 1ère Section parisienne de l’Armée secrète; Arsène est le chef de la 1ère Section des « Triangles Commandos ».

Le Groupe Manouchian (Section parisienne des FTP-MOI) était pendant un temps, en 1942-1943, le mouvement de résistance armée le plus actif en France et devient le symbole de la Résistance française avec la publication de l’Affiche Rouge et l’exécution de la plupart de ses membres.

Bilan des actions militaires du Groupe Manouchian en Ile de France

L’ingéniosité devait pallier le manque criant d’armes: le général Ritter, responsable du Service du Travail Obligatoire (STO) en France, a été tué sur ordre de Missak avec un pistolet prêté par. Hans Heisel, membre de la Kriegsmarine!

L’action armée débute le 22 juin 1941; fin 1942, elle totalise environ 150 attentats dans la seule ville de Paris. On compte une action armée tous les deux jours: 13 déraillements, 1.500 à 2.000 soldats tués et 200 officiers.

L’activité du Groupe Manouchian n’est pas seulement militaire, elle est idéologique et se traduit parallèlement par un travail d’information et d’exfiltration.

Au sein du Travail obligatoire allemand du Reich (1942), il oeuvre à faciliter la désertion, voire l’entrée en résistance de soldats des unités Vlassoff, arméniens: « les malgré nous »  de la Légion Arménienne enrôlés dans la Wehrmacht, de Juifs communistes et d’Allemands anti-hitlériens. Des bulletins de liaison sont rédigés par Mélinée et une filière d’évasion mise en place(Mélinée, sa soeur, la famille Aznavourian qui cachera en autres des Juifs, et bien d’autres). Son point de ralliement se trouve au restaurant Chez Raffi (Misha Aznavourian) puis dans l’appartement familial où ils revêtent des tenues civiles.

Les exfiltrés commencent à rejoindre les FTP dès juillet 1944 sous les ordres des commandants Alexandre Kazarian, Stépan Yaghdjian, des capitaines Bartogh Pétrossian et Lévon Titanian.

Ils sont allés au-delà du courage

Traqués, épuisés, trahis, ils sont raflés par la police de Vichy (un traître était parmi eux). Internés à la prison de Fresnes (Paris), torturés, jugés sommairement, ils seront exécutés le 21 février 1944 au Fort du Mont Valérien.

Arsène Tchakarian échappera à la rafle par pur hasard. Il continuera avec bravoure son activité de résistant et, jusqu’à son dernier souffle en 2018, il témoignera de cette époque.

Deux heures avant son exécution, Missak écrira à sa femme (1).

Jacques Duclos dira à Louis Aragon: « Fais-en un monument ». Léo Ferré interprétera ce poème chanté avec ses tripes ( Poème de Louis Aragon « Strophes pour se souvenir » interprété par Léo Ferré: link Youtube Léo Ferré L’Affiche Rouge) et contribuera ainsi à faire connaître au peuple de France qui était ce Groupe Manouchian.

Paris, France,

19 mai 2022

Béatrice NAZARIAN,
secrétaire scientifique de la section française de l’ARMAEN – Centre scientifique arménien de la RAEN (Académie des sciences naturelles de la Fédération de Russie),
député de l’Assemblée Nationale (Parlement) de l’Arménie Occidentale

***

Léo Ferré : L’Affiche rouge (Aragon) – https://www.youtube.com/watch?v=Tj5XwjOuq7s

***

Bibliographie (partielle)

1) L’Affaire Manouchian, vie et mort d’un héros communiste, éd. Fayard 1986, Philippe Robrieux

2) Le sang de l’étranger – les immigrés de la MOI dans la Résistance, éd. Fayard 1989, Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski

3) Histoire de la Résistance: 1940-1945, éd. Perrin 2013, Olivier Wieviorka

4) Les Francs-Tireurs de l’Affiche Rouge, éd. Sociales 1986, Arsène Tchakarian

5) Les fusillés du Mont Valérien, 1991, Comité national du souvenir des fusillés

6) Les commandos de l’Affiche Rouge: la vérité historique sur la 1ère Section de l’Armée secrète, éd. du Rocher 2012

7) Affiche Rouge: »Des immigrés qui ont fait trembler les nazis », 2014, Nathanaël Uhl.

Filmographie

1) «Arsène Tchakarian: mémoire de l’Affiche Rouge», 2015, Michel Violet

2) «L’Affiche Rouge», 1976, Franck Cassenti

3) «Des terroristes à la retraite», 1985, documentaire, Mosco Boucault

4) «Ni travail ni famille ni patrie – Journal d’une Brigade FTP-MOI», 1993, Mosco Boucault

5) «Etrangers et nos frères pourtant», 1994

6) «La Traque de l’Affiche Rouge», 2007, documentaire, Jorge Amat et Denis Peschanski

7) «L’Armée du crime», 2009, Robert Guédiguian.

***

Lettre de Missak Manouchian à sa femme:

Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,

Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur  à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense.

Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous … J’ai un regret profond de ne pas t’avoir rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi, à ta soeur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de libération.

Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent la peine d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine.

Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et  mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta soeur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon coeur. Adieu.

Ton ami, ton camarade, ton mari.

Manouchian Michel

***

Poème de Louis Aragon d’après la demande de Jacques Duclos, secrétaire du Parti Communiste français et coordinateur de la Résistance communiste

«Strophes pour se souvenir»

Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée, ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.

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