MEKHITAR DE SÉBASTE (1676-1749) fut l’un des astres les plus éclatants de la culture arménienne du XVIII e siècle.
Son projet, en fondant sa Congrégation, était de restaurer la culture, la langue, l’histoire, l’écriture, la foi de son pays.
Les aléas de l’histoire l’ont installé avec ses disciples loin de sa chère patrie, à Venise où florissait alors une riche communauté arménienne, dans un calme îlot appelé à devenir un phare de l’arménité.
Son programme peut se classer en dix rubriques.
RENOUVEAU LINGUISTIQUE
Mekhitar comprit que la renaissance culturelle et spirituelle devait passer par la rénovation de la langue. Cette intuition se traduisit par une intense activité d’étude et de diffusion linguistique, d’où résulta pour les trois siècles suivants un flot constant de travaux qui eurent un impact décisif sur la langue arménienne. Au début du XVIII e siècle, cette langue était en effet très polluée par des influences étrangères, ce qui rendait difficile la compréhension de la langue classique par ses contemporains. Mekhitar commença par publier des ouvrages où il utilisait la langue dans toute sa pureté, et ce n’est pas un hasard si le premier fut une grammaire de l’arménien classique, instrument indispensable pour la connaissance de la langue que l’imprimerie permettait de diffuser.
Il composa aussi son dictionnaire de la langue arménienne, qui fut publié en 1749 peu avant sa mort.
Ses successeurs rééditèrent le dictionnaire de leur maître, et en 1836-1837 vit le jour un nouveau dictionnaire de l’arménien classique, qui reste insurprassé; les auteurs en étaient les pères Gabriel Avédikian, Khatchadour Surmélian et Meguerditch Avkérian.Rappelons aussi les travaux des pères Évtoghiatsi, Ananian, Askérian, Tchamtchian, Avédikian et surtout Arsène Bagratouni, dont la grammaire, fruit du travail de plus de quarante ans, reste le meilleur corpus linguistique arménien. De nos jours encore, les deux revues arménologiques, Bzmavep à Venise et Handes Amsorya à Vienne, fondées respectivement en 1843 et en 1887, poursuivent la tradition de recherche linguistique.
HISTORIOGRAPHIE ET ARCHÉOLOGIE
La résurrection de la mémoire du peuple arménien est, surtout aux XVIII e et XIX e siècles, due en grande partie au travail des pères mékhitaristes, à la fois sur les sources historiographiques et au cours de missions d’étude en Arménie historique. C’est Mikaël Tchamtchian (1738-1823) qui reste le père de l’historiographie arménienne moderne.
Sa monumentale Histoire d’Arménie en trois volumes (1784-86) est le plus important ouvrage arménien du XVIII e siècle, elle n’avait aucun précédent et contribua à orienter la conscience nationale vers des sentiments plus patriotiques; elle est encore constamment utilisée de nos jours. Signalons également les Commentaires des Psaumes, gigantesque travail en douze volumes (1815-1823). De son côté, le père Lucas Indjidjian (1758-1833) organisa des expéditions archéologiques et ethnographiques sur le territoire historique de l’Arménie, qui
témoignèrent de la présence de la moindre église, du moindre monastère, village ou château arménien encore existant au début du XIX e siècle et aujourd’hui totalement détruit; ses recherches furent réunies dans ses ouvrages, Description de l’ancienne Arménie, Histoire ancienne du monde arménien et le premier tome, consacré à l’Arménie, de la Géographie des quatre parties du monde.
Ce travail fut poursuivi par les pères Nersès Sarkissian (1800- 1866) avec sa Description de la Petite et la Grande Arménie, et Ghévond Alichan (1820-1901), véritable géant de la culture arménienne. Né à Constantinopole, il devint l’un des plus illustres membres de la Congrégation. Éducateur jusqu’en 1872, il s’adonna ensuite totalement à ses travaux arménologiques dans tous les domaines – historique, archéologique, philologique, même poétique -, qui lui donnèrent une renommée universelle méritée. Parmi plus d’une trentaine de livres qu’on lui doit, signalons: Géographie politique (1852), Topographie de la Grande Arménie (1855), Chirak (1881), Sissouan (1885), Ayrarat (1890), Sissakan (1893), Botanique arménienne (1895), L’Ancienne Croyance des Arméniens (1895), L’Armeno-Veneto (1896), Hayapatoum (1901-1902). Quant à ses œuvres inédites, elles rempliraient une bibliothèque entière. Alichan fut également un grand patriote, et il reste considéré comme tel. D’autres savants suivirent sa trace, comme les pères Katchouni, Gabriel Aïvazovsky (frère du célèbre peintre de marines), Akonts ou Issaverdents. À Vienne,le père Hamazasp Oskian (1895-1968) fit de l’histoire durant plus de cinquante ans, specialisé dans les antiques monastères 5 jntzarméniens, auxquels il consacra sept études région par région.
RELIGION, MORALE ET LITURGIE ARMÉNIENNE
L’abbé Mekhitar était persuadé que l’éloignement de la foi de ses ancêtres serait fatal àl’essence du caractère du peuple arménien. Durant sa jeunesse passée dans les provincesd’Arménie, il avait été témoin de plusieurs vagues de prises de distance, comme desconversions à l’islam pour échapper à la taxation imposée aux non musulmans de l’Empireottoman, et il en avait déduit que leurcause résidait dans l’ignorance. Il chercha donc à éclairer son peuple avec des œuvres religieuses et morales comme la Bible, les commentaires des Évangiles et de l’Apocalypse, la théologie d’Albert le Grand.
Ses successeurs continuèrent ce travail avec la publication d’ouvrages théologiques et patristiques, comme le Bouclier de la Foi du père Tchamtchian, apologie de la foi de l’Églisearménienne comme adhésion originale et authentique à la doctrine chrétienne. Le pèreGabriel Avédikian (1751-1827), théologien et philosophe, fut l’auteur et le traducteur denombreuses œuvres à caractère religieux, comme son Narèk Aghôtits (1801), profonde étude analytique du Livre des Lamentations de Grégoire de Narek, qui révèle bien des subtilités thématiques; encore aujourd’hui, il est considéré comme fondamental par les spécialistes.
Mentionnons aussi son Commentaire sur les quatorze lettres de Paul, une imposante œuvre en trois volumes (1806-1812), et ses commentaires sur les hymnes sacrées de l’Église arménienne. Quant au père Avkérian, il peut être considéré comme leTchamtchian de l’histoire ecclésiastique, avec les 1167 pages de son ouvrage Vies de tous les saints, qui comprend l’ensemble des saints du calendrier arménien. En fait, la veine éditoriale religieuse fut continue durant trois siècles, produisant un vaste éventail de publications à tous les niveaux, depuis le commentaire philologique et liturgique jusqu’aucatéchisme illustré pour les enfants, dont le premier auteur fut Mekhitar lui-même en 1727.
CLASSIQUES DE LA LITTÉRATURE ARMÉNIENNE
Une autre tâche à laquelle s’adonnèrent immédiatement les Pères Mékhitaristes fut la diffusion et l’étude critique des textes classiques arméniens et de traductions, parvenus jusqu’à nous via des manuscrits soigneusement rassemblés et conservés dans les monastères, en particulier les deux couvents mékhitaristes.
Ce travail concernait les grands écrivains de la tradition arménienne, les Pères de l’Église, les historiens et toute cette masse de production culturelle s’étalant depuis l’âge d’or (V e siècle) jusqu’au XIV e siècle, ainsi que les principaux auteurs des mondes païen et chrétien. Il s’agissait autant d’un travail de sauvegarde que de vulgarisation auprès des lecteurs arméniens dans le monde. Il y eut même quelques résultats retentissants, comme la découverte de traductions arméniennes d’œuvres grecques ou latines dont l’original est perdu.
MOUVMENT LITTÉRAIRE CLASSIQUE
Un autre important apport des Pères Mékhitaristes fut le rapprochement avec la culture occidentale, qui engendra un mouvment “classiciste”, la traduction en arménien des classiques de la littérature latine, grecque et européenne. Linguiste et grammairien, le père Arsène Bagratouni (1790-1866) fut un incomparable traducteur, qui rendit merveilleusement en arménien des chefs-d’œuvre classiques comme les Géorgiques de Virgile (1814), l’Art poétique d’Horace (1817) ou le Paradis perdu de Milton (1861); c’est aussi lui qui composa l’épopée Hayk le héros, où il investit toute sa sensibilité poétique et nationaliste. Une autre figure de premier plan fut le père Édouard Hurmuz (1799-1876), dont l’œuvre Jardins peut être considérée comme la plus haute expression de la poésie arménienne classique.
PROGRÈS DE LA COMMUNICATION EN LANGUE ARMÉNIENNE MODERNE
Les Pères Mékhitaristes comprirent rapidement la nécessité de promouvoir l’usage de cette langue arménienne moderne qui se formait et se structurait dans leur propre centre culturel. À côté du secteur réservé aux linguistes se développa ainsi une florissante activité destinée à une classe moins cultivée. L’abbé Mekhitar lui-même avait publié dès 1727 une grammaire de cette langue ainsi qu’un traité de doctrine chrétienne en arménien moderne. En 1799, le père Indjidjian entama la publication d’Annales contenant tous les événements politiques, sociaux et culturels de l’année écoulée; il y en eut quatre, jusqu’en 1802. Entre-temps, il avait lancé en 1800 la revue annuelle Éghanak Buzantian-Bazmavèp (La Saison byzantine- Polyhistor), qui fut publiée jusqu’en 1820, et en 1812 le bimensuel politique Ditak Buzantian (L’Observateur de Byzance). Ce fut le début d’une foison de journaux et de publications en arménien moderne.
En ce qui concerne la branche viennoise de la Congrégation, elle se distingua par les travaux des pères Dashian, et Arsène Aydenian (1824-1902). Si la langue classique était déjàrestituée dans son integralité grâce à Arsène Bagratouni, la naissance de la langue modernefut l’œuvre d’Aydenian, avec sa Grammaire critique de la langue arménienne modernepubliée en 1866. Tout en reconnaissant le rôle joué jusque-là par l’arménien classique dans
la compréhension de la mentalité arménienne contemporaine, il fut un ferme partisan de l’arménien moderne. Il n’y eut pas de meilleur grammairien que lui quant au style, à la méthode et à l’exhaustivité.
LE THÉÂTRE
La tradition théâtrale arménienne remonte à la haute Antiquité, elle est déjà signalée chez Plutarque.
Pendant longtemps toutefois, ce théâtre attendit son essor intellectuel, restant confiné aux classes populaires. Les Pères Mékhitaristes en furent les promoteurs ,considérant le théâtre comme une arme efficace pour réactiver la conscience nationale. Les premières œuvres furent représentées dans les monastèries de la Congrégation en arménien classique dès 1724, mais bien vite s’imposa une vaste production en arménien moderne, qui se traduisit par un grand mouvement populaire. Les centres en furent les établissements de Venise et de Paris, dont les élèves diffusaient dans toutes les communautés arméniennes la passion pour le théâtre.
Les figures de premier plan furent les pères Minas Bejchkian et Bedros Minassian, qui introduisirent les représentations théâtrales au sein de la communauté arménienne de Constantinople. Toute une génération d’élèves fut formée au collège mékhitariste Moorat-Raphaël de Venise. Parmi les innombrables auteurs et acteurs de renommée internationale sortant du vivier mékhitariste, citons Bedros Atamian et Vahram Papazian.
L’ACTIVITÉ ÉDUCATIVE
La conviction que le projet de renouveau national arménien ne pourra se concrétiser que par l’éducation des jeunes impliquait la création d’écoles et de collèges. La première école mékhitariste ouvrit à Bachbalov, en Transylvanie, dès 1746, du vivant même de Mékhitar.
Le réseau de collèges s’étendit à toutes les communautés arménniennes, en suivant leurs pérégrinations et leur destin. Durant leur histoire, les Pères Mékhitaristes fondèrent 150 écoles, la dernière en date étant celle d’Alep (1936). La plus fameuse est sûrement le Collège Moorat-Raphaël de Venise. À l’heure actuelle fonctionnent encore sept instituts: Beyrouth, Alep, Istanbul (deux), Los Angeles, Buenos Aires et Sèvres (2 fois par semaine).
L’ACTIVITÉ CARTOGRAPHIQUE
Éternels marchands et voyageurs aux quatre coins de la terre, les Arméniens eurent une importante activité cartographique, et publièrent un planisphère dès 1695. Mekhitar reçut l’héritage, et encouragea deux de ses disciples, les pères Ignatios et Zakaria, à se spécialiser dans l’art de la gravure sur cuivre. La cartographie imprimée prit alors son essor. Le plus célèbre en ce domaine fut le père Élie Èndazian, dont les gravures et les cartes de l’Arménie ne le cédaient en rien aux grands maîtres vénitiens de l’époque.
L’ACADÉMIE ARMÉNIENNE DE SAINT-LAZARE
À la suite de la dissolution de la République de Venise, de la création d’un royaume d’Italie et de la réforme des institutions religieuses par Napoléon Bonaparte, le couvent vénitien des Pères Mékhitaristes courait le risque de partager le sort des autres biens ecclésiastiques en Italie, la fermeture, la confiscation et la mise en vente. Il échappa à cette fin grâce à un décret impérial promulgué par Napoléon le 17 août 1810, qui reconnaissait à l’activité des Pères Mékhitaristes et au statut juridique de leurs biens le rang d’institut académique. Cette décision exceptionnelle permit aux pères de poursuivre leur activité sans être inquiétés. Elle sanctionna en même temps l’existence d’une Academia Armena Sancti Lazari dont on peut faire remonter la source au 8 septembre 1700, lorsque Mekhitar réunit à Constantinople une dizaine de jeunes disciples qui promirent de se consacrer exclusivement à la culture arménienne et à la gloire de Dieu. Cette Académie scientifique existe toujours et compte parmi ses membres les noms les plus prestigieux de la philologie, de la linguistique, de l’histoire et de l’archéologie, tant arménienne que proche-orientale. La revue Bazmavep reste son organe, 164 ans après sa fondation.
Archimandrite Harutyun BEZDIKYAN
Membre de la Congrégation des Mékhitaristes,
Directeur du Collège et du Centre culturel à Sèvres (France)
Docteur en philosophie, en théologie et histoire de l’art.
Président de l’Académie de Saint Lazare (Venise).
Membre honoraire à vie de l’Académie des Arts, des Sciences et des Lettres de Paris,
Croix de chevalier de l’Ordre de la Courtoisie Française.
Aumonier de l’Ordre Hospitalier de Saint. Lazare de Jérusalem.
4 juillet 2020
VIDEO – https://youtu.be/gq6OVOG1xl0